Où j’ai découvert que je n’écrivais pas seulement pour chauffer les câbles
Dans un billet vieux de plus de 5 ans, “Gimme back the 2000-2005 blogs !“, vint4ge criait son désarroi, “Je n’apprécie plus de lire des blogs.”, en expliquant qu’il lui était dorénavant difficile de trouver en ligne des lectures stimulantes, et que les mises à jour des blogs qu’il avait l’habitude de lire devenaient selon lui trop irrégulières.
Il définissait aussi un certain nombre de traits caractéristiques des blogs de la “grande époque” :
– actualisation très régulière (jusqu’à plusieurs fois par jour) ;
– longueur conséquente des billets ;
– intimité romancée ;
– sérialisation : un peu comme une histoire sans fin.
Je vais revenir plus loin sur ces différents points, mais commençons d’abord par me projeter dans cette histoire.
J’avais appris l’existence de Jules/vint4ge lorsqu’il m’avait contacté au début d’août 2009 pour me faire part d’une pétition qu’il avait mise en place sur lapetition.be, “Pour le retour de Cramoisi et Contingences” – apparemment je n’étais pas le seul triste du retrait de Cramoisi et de son blog, Contingences (c’est bon, vous suivez ?).
Je découvrais aussi que vint4ge m’avais mentionné quelques jours auparavant dans son billet “Lectures de remplacement” :
Ils n’écrivent plus alors je fouille les archives : jpl.name et iokanaan
Cela m’avait beaucoup touché – “oh putain oh putain, je manque à quelqu’un !!” – et m’étais fendu d’un commentaire ; j’y annonçait un retour pour la fin de l’été 2009, retour qui n’est jamais advenu.
Cramoisi, la blogosphère francophone, le reste
Il y a encore quelques jours de cela, Axel me demandait : “mais au fait, c’est qui ce Cramoisi que tu mentionnes tout le temps ?” – un belge qui ne connait pas Cramoisi, ça existe ?
Seb Cramoisi, c’était l’anti-lifestyle design : on avait toujours l’impression qu’il écrivait sa vie dans l’instant, sans la concevoir dans une perspective future, que celle-ci venait imprégner le papier qu’il noircissait ; et étant apparemment souvent en manque de papier, il se voyait parfois obligé d’emprunter la peau de demoiselles. Ou peut-être était-ce ce qu’il aimait à nous laisser croire, car comme il l’avait mentionné dans un billet (dont je m’étais fait l’écho ici) :
Le vrai but du blogueur devrait être, avant tout, celui de rendre sa vie blogable.
Comme beaucoup d’autres lecteurs amoureux de l’intelligence des mots, j’étais un admirateur de ses billets – irréguliers dans mes souvenirs – qu’il m’était parfois arrivé d’évoquer sur mon ancien blog.
Cramoisi, c’était aussi un pousse-au-crime de l’écriture, dont les supplices verbeux s’imprégnaient lentement en vous, en moi : au travers des “immobilismes et mouvements“, entraînant une “immunité contre le bonheur“, parfois “quelques mots“, poussant à une “instanciation de nos rêves sur les méandres de la réalité“, à partir de “ces mots qui voudraient exister en dehors de la prison qu’on leur impose“, évoquant parfois des “non-souvenirs d’une vie d’anti-débauche “, contre “décapitation du passé, renoncement au présent et condamnation à un futur imaginaire“…
J’ai l’impression de courir après mes caprices parfois, enfin non, je devrais dire : tout le temps. Plus précisément, ça doit se situer entre caprice, nonchalance, fainéantise, détournement de futur mineur, espoir d’avenir majeur.
– Celle-là, elle est de moi – j’en suis un peu fier.
Cramoisi, il lisait beaucoup ; ou du moins il avait souvent un livre à la main.
Cramoisi, il agençait des concepts intéressants – méta-hétérotopie!
Cramoisi, il écrivait bien, sur n’importe quel support (donc)…
Cramoisi, il avait des potes sympas (Christophe Géradon, etc.).
Cramoisi, il avait des copines, et donnait même l’impression de posséder un harem dévoué.
Cramoisi, il buvait, aussi – de la bière belge ?
Bref, Cramoisi nous caressait avec ses notes de vie, d’une vie que parfois nous aurions tous aimé expérimenter, nous, ses lecteurs perdus mais assidus.
Or voilà, Cramoisi s’est éclipsé, puis les archives se sont taris.
Je ne sais pas pourquoi :
Peut-être l’image que renvoyait son blog ne correspondait-elle pas à la carrière à laquelle il aspirait ? J’en doute un peu, même si c’est un problème que j’ai un peu rencontré.
Peut-être l’envie de passer à autre chose, à un autre, de tourner la page, de faire table-rase ?
Peut-être tout simplement la lassitude.
Ou plutôt.
La nonchalance.
Vu de ma banlieue parisienne, Cramoisi, c’était aussi l’épicentre d’un vaste réseau de blogueurs nous abreuvant d’une intimité romancée, avec des noms bizarres presque sortis de contes de fée, comme la “Princesse Clope au Bec”.
La blogosphère francophone/belge avait ainsi perdu son anti-hérault.
Du coup voilà vint4ge qui lançait sa pétition, dont on peut encore trouver de nos jours le contexte dans un commentaire déposé mi août 2009 sur le billet “Sauvez Cramoisi” d’artypop :
Pour la petite histoire : l’an dernier il a écrit un livre ([DESCARTES ENTRE FOUCAULT ET DERRIDA : La folie dans la Première Méditation]) et il avait promis de réouvrir son blog s’il en vendait 502 exemplaires. Evidemment il savait que ce chiffre ne serait pas atteint. Il en a vendu 156 exemplaires et m’a donc défié de récolter 156 signatures pour revenir écrire …
(D’ailleurs fait super étrange, dans un autre commentaire sur le même site, vint4ge mentionne un “Nef”, qui est l’un de mes short nicknames ; je me demande si c’est de moi dont il s’agissait.)
L’absence de retour de Cramoisi laisse à penser que la pétition n’avait en son temps pas atteint ses objectifs…
vint4ge est resté gentiment obsédé par Cramoisi (un peu comme moi), le mentionnant de temps en temps sur Twitter, ou lui offrant même une place de choix dans les résultats de recherches sur son blog:
Mais c’est Géradon qui à ce jour en parle le plus, toujours sur Twitter. Et au final on en vient à se demander si Cramoisi n’est pas une création de Géradon, son ami imaginaire…
Cramoisi avait donc marqué les esprits, et des années après, son souvenir est impérissable.
Cramoisi, anti-hérault, mais phénomène isolé ?
Non.
Certifié dinoblogueur
Dans un billet de début juin 2008, “les dinosaures des blogs“, “Mr Peer” avait lancé un concept finalement assez prémonitoire :
[…] je suggère de créer l’association des dinosaures des blogs, seule autorité compétente en la matière et capable de gérer le phénomène (et aussi compétente pour mettre hors ligne des sites, ou pour organiser des pendaisons ou lapidations publiques).
Les membres seront des blogueurs, des vrais, et surtout des vieux blogueurs qui se seront lancés au plus tard en 2002 (c’est à dire avant Loïc Le Meur).
Concept rapidement repris et précisé sur embruns.net par Laurent Gloaguen dans son billet “Labellisé dinoblogueur” :
Étant donné que Loïc Le Meur a commencé à bloguer le 29 septembre 2003, je propose d’allouer le label “Dinosaure du blogue” (ou “archéoblogueur”) à tout blogueur ayant commencé avant cette date. Il nous faudrait une plateforme collaborative afin d’élire un Conseil des sages et un Président des dinosaures des blogues, ils constitueront la HAB (Haute Autorité des Blogues) qui fera autorité sur la question.
La précédente définition fait donc de moi un “Dinosaure du blogue”, puisque j’ai commencé à bloguer le 23 février 2003 (“First post“), “218 jours avant LLM” !
Ce côté prémonitoire ; il vient du terme même, “dinoblogueurs”, comme annonçant leur probable disparition dans une extinction de masse inéluctable – de fait, en 2008, les carottes étaient déjà cuites depuis quelques temps…
Si l’on y réfléchit bien, sur le plan technologique, 2001-2006, c’était l’époque des moteurs de blog élégants, orientés texte jusqu’à leur propre nom, avec Movable Type ou TextPattern. Et même en y réfléchissant encore un peu plus, l’année charnière fut 2004 : stabilisation de Textpattern, dernières versions de la “Series 2” de Movable Type et arrivée du sieur Loïc Le Meur chez Six Apart. L’époque de l’artisanat de la fabrique des mots s’évanouissait, le business prenait le relais. 2003-2004, c’est aussi l’échec de la Social Software Alliance (dont j’ai fait parti), qui aspirait à mettre en place un Web 2.0 décentralisé mais inter-opérable, grâce à divers mécanismes qui peuvent sonner vieillots de nos jours (OPML, pingback, trackback, RSS, Atom, XMPP, etc.).
Ne vous étonnez pas au final si Facebook est apparu en 2004…
Commençait aussi à germer à la même époque dans la blogosphère anglophone le concept d’une stratification des blogueurs, comme pour leur attacher une valeur : des A-blogueurs qui généraient les idées ou étaient en contact direct avec les idées, en passant par les B-blogueurs qui les augmentaient, commentaient et diffusaient, jusqu’aux nombreux piailleurs de C-blogueurs qui ne faisaient que répéter le message originel à l’identique (je ne garantie pas l’exactitude de la classification).
En bref, en 2004, les blogueurs sont devenus des produits.
Les blogs du début des années 2000, et moi et moi et moi
J’ai toutefois envie de reposer la question : alors, pourquoi cette extinction de masse ? Pourquoi de nombreux blogueurs ont-ils décidé d’arrêter d’écrire souvent abruptement ?
Tout d’abord, life happens, comme on dit.
Moi comme la plupart des blogueurs francophones de la grande époque, nous avions la vingtaine et nous étions étudiants : du temps libre, une vie sociale plutôt riche, des échanges intellectuels constants, une soif de connaissances se matérialisant dans la quantité de livres dévorés. Et cette envie de partager, presque une pulsion : alors on s’étale, sur ce que l’on apprend, mais aussi un peu sur sa vie privée, qu’on romance quand même un peu pour la rendre plus digeste et attirante. Ceci aussi pour soi-même, pour exister un peu plus.
Et puis on grandit.
Il faut entrer dans la vie “active” – c’est certain, parce qu’avant on foutait rien…
Et puis.
Avec la vie de couple, forcément, de passer trop de temps sur son blog, c’est un peu comme dire qu’on va au bistro du coin avec ses potes tous les jours. – alcoolique des zarsélettres!
Avec la vie de famille, forcément, tu as beaucoup moins de temps.
Avec la vie au boulot dans des postes à responsabilités, forcément, tu cherches à légèrement moins t’étaler sur tes problèmes intimes.
Le contexte fait que bien rapidement, que tu le veuilles ou non, tu te poses la question du retour sur investissement d’un blog.
Je me doutais que je devais avoir quelques lecteurs au vu des statistiques du site. Néanmoins cela restait impalpable. Quasi aucun commentaire : donc peu d’échanges et de rencontres ; et les amis qui me lisaient me faisaient leurs commentaires lorsqu’ils me voyaient – le disible engouffrait le scriptible.
Alors tu commences à réfléchir à la monétisation, tu envisages de mettre des publicités – mais l’écriture de soi, à part des pubs pour du Prozac, tu vois pas qui va miser dessus…
C’est peut-être aussi pour cela que, lorsque j’ai commencé à écrire en 2008-2009 en vue de publier à nouveau en ligne, je me suis recentré sur des sujets monétisables comme l’ingénierie logicielle… et puis pouf, life happens, again.
Du coup tu te laisses happer en 2007-2008 par Twitter, et surtout endoctriné par Facebook.
Car avec les “médias sociaux”, tu peux déblatérer sans réfléchir.
Et ils ont (presque) tout compris : que tu étais un produit bien entendu, mais aussi quelles pubs te balancer à tout moment (y compris pour des sites de rencontres entre lesbiennes quand toi tu es plutôt genre hétéro).
Avec le temps, ces médiaux sociaux te font apprécier les effets scandinaves, ceux du syndrome de Stockholm.
Mais pas que.
Twitter & microblogs / Facebook & microlikes
Dans son billet de fin avril 2010, “Vieux con nostalgique toi-même !“, vint4ge avançait que, Twitter, ce sont surtout des conneries, qu’il nous rend “fainéants et abruties”. Sur la même longueur d’onde, “Elixie” (Elise Costa / @BobbyFreckles), dans son billet du même jour, “In The Good Old Days“, avançait que “depuis que les gens ont Twitter, ils n’ont plus envie d’écrire ailleurs”, en assonant elle aussi un coup sur Twitter comme pourvoyeur de fadaises en série.
Moi je vois cela plutôt sous l’angle small is beautiful : Twitter et Facebook ont compris l’ère du temps, cette accélération des communications à outrance, ce besoin de retours continuels de la génération Y. Facebook et Twitter ont donc mis en place un système de perfusion de la motivation : j’écris un peu quand je veux, cela ne me prend pas trop de temps, mais cela suffit à ce que les gens me fassent des retours (likes/favorites), ou me diffusent (retweets/reshares) ; je reçois ainsi ma dose journalière de social virtuel.
Je me dois de concéder que Twitter m’a été très bénéfique, comme d’apprendre une nouvelle manière d’écrire, sharp : faire court, faire tranchant – précis, pointu, affûté.
Cramoisi aurait également pu écrire :
Le vrai but du tweetos devrait être, avant tout, celui de rendre sa vie tweetable.
Et d’une certaine manière, c’est Twitter et Facebook qui provoquent chez moi la réapparition d’une envie d’écrire. Car ces médias sociaux, en entraînant la diffusion des idées, ont aussi contribué à leur uniformisation ; de-là l’envie retrouvée d’exprimer son point de vue, sa différence. Ou plutôt, de la motiver : comment l’envie de motivation engendre la motivation renouvelée de l’écrit.
Un retour des blogs ?
En fait les blogs intéressants n’ont jamais vraiment disparu, ils se sont juste transformés, ont recombiné leurs structures internes.
– certes l’actualisation régulière a basculé vers des formes micro, comme Twitter (ou le lifestreaming, j’y reviendrai dans un billet plus lointain) ;
– cependant pour ceux qui ont conservé leurs blogs, ils leur ont servi à développer des sujets que les formes micro ne permettent pas ;
– l’intimité romancée a été récupéré par les blogs BD, qui sont par ailleurs devenu une forme intéressante pour la monétisation ;
– la démultiplication des médias sociaux a même amplifié la sérialisation.
Il ne nous reste plus qu’à espérer que nombreux seront les blogueurs disparus de la grande époque à s’emparer de tous ces supports, à y faire leurs nouveaux nids.
Note de fin
Toutes ces évolutions sont aussi sous-tendues par la dichotomie rampante entre le Web comme réceptacle d’idées qui tout à la fois média nous en dépossède.
Les médias sociaux, pour un bénéfice maximal, voilent cette dichotomie.
On peut penser que Facebook et Twitter s’effondreront bientôt sous leur propre masse, remplacés par le Web permanent distribué que chercher à offrir de prometteurs projets comme IPFS ou Matrix.
De prochains sujets 😉