Bibliologie romanesque
« Chaque jour, durant ce mois de juin 1992, et alors que la date de départ de Nitzos pour la poudrière balkanique se précisait, je pus constater que quelque chose était en train de pourrir. Quelque chose situé juste sous nos pieds. Quelque chose qui finirait par nous avaler, et nous dévorer, tous inexorablement. Mais si je ressentais le tremblement de l'onde de choc tectonique qui faisait vibrer les fondations de l'édifice, j'étais dans l'incapacité d'en comprendre la véritable signification. Privé de tout instinct, dont même l'insecte le plus primitif dispose, je possédais des facultés d'analyse élaborées, mais encore aucune soif de destruction suffisante.
Il me restait beaucoup à apprendre.
Pourtant, à la fin du mois, nous étions parvenus à établir une première configuration.
Cette configuration « virtuelle » n'était pas un gadget à forme humanoïde. C'était un programme, donc un corps sans organes formé de sa seule codification, secrète, invisible, y compris pour lui-même.
Il s'agissait d'une entité abstraite, une matrice mathématique – élaborée par Nitzos grâce à un logiciel d'origine militaire que Willy avait « craqué » quelque part – et qui croisait et recroisait nos données, présentant des tableaux synthétiques, des « maps » disait Nitzos, des cartes, oui c'était bien cela.
Or les cartes ne sont pas une simple « re-présentation » du territoire. J'en avais la preuve : elles produisent le territoire, elles engendraient le processus par lequel celui-ci se mettait à tracer sa topologie propre dans le monde.
En fait, je comprenais que sans la carte, le mot même de « territoire » n'avait aucun sens.
Et là-dessus, il était clair que le tueur des centrales était en tout point d'accord avec nous. »
Villa Vortex, Maurice G. Dantec, Éditions Gallimard (2003)
[pages 206-207, collection La Noire]
Dantec fait ici parler Alfred Korzybski par la bouche du personnage principal et narrateur de Villa Vortex, Kernal.... En cela on peut voir un hommage rendu à l'auteur de science-fiction A. E. Van Vogt et son Cycle du non A qui avait fait sortir de l'ombre la sémantique générale de Korzybski. Pour des développements de cette « théorie » voir Une carte n'est pas le territoire – Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale d'Alfred Korzybski, aux Éditions de l'Éclat.
Maintenant la question : un héros de roman qui parle à la première personne doit-il citer ses sources ? lol.
Posted by Jean-Philippe on September 05, 2004 at 05:21 PM 12 Comments, 363 TrackBacks
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