« Le premier souffle du printemps entra par la fenêtre, emplissant le bureau de la promesse des neiges fondues, des feuilles et des fleurs à venir, des triangles de canards sauvages fendant le ciel bleu à destination du nord, des truites rôdant dans les remous, guettant la mouche.
Webster leva les yeux de la liasse de papiers posée sur son bureau, huma la brise et sentit sur sa joue la caresse de l'air frais. Il tendit la main dans la direction de son verre de cognac, le trouva vide et le reposa.
Il se pencha à nouveau sur ses papiers, prit un crayon et barra un mot.
Il relut d'un oeil critique les derniers paragraphes :
« Le fait que sur les deux cent cinquante personnes qui étaient invitées à venir me voir, pour des missions de la plus haute importance, trois seulement ont réussi à venir ne prouve pas nécessairement que les deux cent quarante-sept autres souffrent d'agoraphobie. Parmi ces gens, certains peuvent avoir eu des raisons légitimes, qui les ont empêchés de se rendre à mon invitation. Mais cela n'en indique pas moins, chez les hommes menant sur la Terre l'existence qui a suivi la dissolution des cités, une répugnance croissante à quitter les endroits qui leur sont familiers, une tendance de plus en plus marquée à demeurer dans le cadre que leur esprit a pris l'habitude d'associer avec une existence agréable.
« Jusqu'où sera poussée cette tendance, nul ne saurait l'affirmer, puisqu'elle ne se manifeste qu'au sein d'une petite fraction des habitants de la Terre. Dans les familles nombreuses, la pression économique contraint certains des fils à aller chercher fortune en d'autres régions de la Terre ou sur l'une des autres planètes. Certains vont courir l'aventure dans l'espace, et d'autres adoptent des métiers ou des professions qui rendent impossible une existence sédentaire. »
Il tourna la page et lut le dernier feuillet.
C'était incontestablement un bon article, mais il ne pouvait le faire publier ; pas encore. Peut-être paraîtrait-il après sa mort. Personne, autre que lui, à sa connaissance, n'avait pris une conscience aussi nette de cette nouvelle tendance qui faisait que les hommes répugnaient à quitter leur domicile. Et pourquoi, après tout, devraient-ils sortir de chez eux ?
De là résultent certains dangers... »
Clifford D. Simak, Demain les chiens (City, 1952 - 1953 pour la traduction française)
[page 73-74, Éditions J'ai lu]