Piratage et droit d'auteur : ma perplexité
À la lecture de plusieurs articles sur Ratiatum.com, je pense de plus en plus que le monde est mal foutu, ou plutôt, qu'il y en a certains (même beaucoup) qui font exprès d'être de mauvaise foi. Ce sentiment m'est venu en lisant le début de la série d'articles de Philippe Axel intitulé Vers un Internet de type Minitel ? (Partie 1 et Partie 2) : s'il soulève une réflexion intéressante entre taxe et financement du contenu sur l'Internet, ceci en comparant son devenir potentiel à celui d'un kiosque de type minitel (« Au contraire du Minitel, l’Internet n’a pas de modèle économique satisfaisant et c’est pour cette raison que nous vivons cette période où, devenu un mass média, il remet en cause certains modèles économiques, comme celui de l’industrie musicale. »), je trouve cela plutôt limite de dire « l’Internet s’est développé sans penser à un financement du contenu autrement que par la pub » alors qu'au début l'Internet était censé être un outil scientifique... donc que la question du financement ne se posait pas, puisque ce réseau était en quelque sorte un bien public. En outre insister sur le fait que « Les sociétés qui exploitent actuellement les services P2P sont pires que les majors du disque et ça, j’aimerais qu’on le dise clairement au moins une fois sur les sites qui soutiennent ces services de manière aveugle. » alors que la plupart des outils de P2P sont gratuits et développés sous la forme de gratuitiels ou de logiciels libres, c'est brancarder des sociétés qui ne le méritent pas (du moins : cette fois-ci). C'est aussi l'impression que j'ai eue en lisant l'interview du président de la SACEM, monsieur Laurent Petitgirard, qui m'a l'air d'être quelqu'un de plutôt sensé. D'ailleurs une de ses interventions m'a permis d'obtenir une réponse partielle au problème du paiement des droits pour la mise en place d'une radio web :
Pourquoi faire fermer les webradios de petites associations ou amateurs qui cherchent à diffuser, notamment, des artistes SACEM oubliés par les médias traditionnels ?
Les droits demandés pour des toutes petites webradios sont franchement symboliques. Nous sommes souvent confrontés à des positions de principe, de gens qui considèrent que l’on ne devrait pas payer pour la musique, position que je ne peux pas admettre.
J'attends d'en savoir plus, mais a priori je ne suis pas contre payer des « droits symboliques » afin de présenter des artistes que j'apprécie. Je pense cependant que je leur fais déjà de la publicité gratuitement sans vraiment y gagner quelque chose... bref, il s'agit bien encore ici d'une question complexe à creuser. Notons d'ailleurs en parlant de radios que les majors vont avoir fort à faire avec les nouveaux systèmes légaux de téléchargements multi-flots numériques qui sont capables d'enregistrer les radios légales en ligne, comme StationRipper (voir à ce sujet l'article StationRipper : des milliers de MP3 légalement). Enfin bon, pour en revenir à ce monsieur Axel, je vous conseille de lire cette interview car les réponses du monsieur Petitgirard le remettent bien à sa place. Néanmoins, le site du-dit monsieur Axel vaut le détour, car, bien que ne creusant souvent pas assez sa réflexion, on y découvre des points de vue intéressants.
On peut trouver une autre interview du président de la SACEM sur Ratiatum.com dans l'article Interview : Laurent Petitgirard (SACEM). Ce qui me fait un peu peur dans celui-ci, c'est qu'il semble que même les gros acheteurs légaux de musique qui téléchargent illégalement en parallèle semblent aussi susceptibles de se faire condamner ; remarquez que l'article n'est pas clair puisque la réponse de monsieur Petitgirard laisse entendre que la personne condamnée expédiait pas mal de contenus illégaux sur les réseaux P2P, d'où sa condamnation – propos à relativiser avec la Petite analyse de l’interview du Directeur de la SACEM de Romain Fonck, dont la série d'articles Vers une stratégie de communication (Partie 1, Partie 2 et Partie 3) montre qu'il existe des gens d'un peu moins mauvaise foi, et qui rappelle des points souvent occultés : « Il faut rétablir le fait que c’est bien la gratuité qui a permis le formidable essor d’internet. Et c’est cette gratuité qui a permis une révolution technique très profonde qui a envahi toute notre civilisation en si peu de temps. Microsoft n’a jamais poursuivi des particuliers pour avoir piraté Windows, ce qui a permis à de nombreux particuliers de s’initier à l’informatique, et de les rendre captifs aux produits Microsoft, qui du coup sont aujourd’hui très répandus dans les entreprises (qui donnent l’essentiels des gains de Microsoft) ». Romain F. mentionne les plate-formes P2P de troisième génération comme MUTE ou ANts qui non seulement empêchent d'être tracé sur le réseau mais aussi cryptent les communications : l'inquisition a du soucis à se faire.
Actuellement la répression fait feu de tout bois. Jusqu'ici cela se réglait devant le tribunal ou par un accord financier (voir Le chiffre du mois : 753). Maintenant on touche à de la délation pure et simple. C'est en effet ce à quoi semble vouloir en arriver l'association RetSpan à l'aide du système PeerFactor (j'ai été alerté de ces pratiques par l'entrée Attention ... pas Zen du tout ...Retspan fait des sienne :( du site eMule ZenZonE). Cette association s'est clairement positionnée du côté des inquisiteurs ; à ce sujet, on peut consulter pour se mettre dans le bain les textes A l'attention de Didier Wang, de l'association retspan et Droit de réponse de l'association retspan ou l'enquête d'open-files.com : La vérité sur RetsPan. Je ne sais pas où est la vérité, mais on ne peut pas dire que le climat soit très sain...
Cependant comme le montre l'article Pirate tu es et pirate tu resteras, des inquisiteurs parmi les plus fervents comme Universal ne montrent pas pattes blanches puisque la musique qu'ils distribuent sur le site de vente en ligne leur rapporte de l'argent mais pas à leurs auteurs puisque Universal ne paie pas les droits SACEM...
Pourtant la notion de contenu protégé n'est pas si claire que cela, comme le montre l'affaire de la technologie “Peer Cache”, voir à ce sujet l'entrée p2p cache. Qu'est ce que c'est ? sur eMule ZenZonE :
En effet, elle [la technologie “Peer Cache”] jouait le rôle de "cache" permettant de stocker 800Go de fichiers très demandés chez le FAI [Wanadoo Pays-Bas].
L'intérêt aurait été une forte diminution du trafic internationnal. Le célèbre fournisseur a stoppé soudainement ses activités sur cette technologie fin juillet aux Pays-Bas et a fait remarquer que l'expérimentation dans d'autres pays n'est plus à l'ordre du jour.
[...]
Paradoxalement, la directive européenne EUCD dont le but est de lutter contre le piratage pourrait bien venir en aide à Joltid pour vendre facilement sa solution PeerCache aux fournisseurs d'accès. En effet l'article 5.1 de la directive demande aux Etats d'introduire dans leur legislation une nouvelle exception au droit de reproduction, en autorisant les "actes de reproduction provisoires qui sont transitoires ou accessoires (...) dont l'unique finalité est de permettre une transmission dans un réseau entre tiers par un intermédiaire".
Heureusement certains nous montrent la voie. Ainsi dans l'article Homère (L'Iliade), Wilco (A Ghost is born), même combat (en fait l'auteur de l'article a tout simplement vaguement traduit une partie de l'article Why Wilco Is the Future of Music en provenance de Wired, qu'il mentionne mais sans annoncer clairement qu'il s'agit d'une traduction... heureusement il a l'obligeance d'enrober le texte originel...), on apprend qu'il existe des moyens pour les artistes non diffusés de s'en sortir :
The band Wilco and its quiet, haunted leader, Jeff Tweedy, is something different. After its Warner label, Reprise, decided that the group's fourth album, Yankee Hotel Foxtrot, was no good, Wilco dumped them and released the tracks on the Internet. The label was wrong. The album was extraordinary, and a sold-out 30-city tour followed. This success convinced Nonesuch Records, another Warner label, to buy the rights back - reportedly at three times the original price. The Net thus helped make Wilco the success it has become. But once back in Warner's favor, many wondered: Would Wilco forget the Net?
We've begun to see the answer to this question. Wilco's Net-based experiments continue: the first live MPEG-4 webcast; a documentary about the band in part screened and funded via the Net; bonus songs and live recordings tied to CDs. Its latest album, A Ghost Is Born, was streamed in full across the Net three months before its commercial release. And when songs from it started appearing on file-sharing networks, the band didn't launch a war against its fans. Instead, Wilco fans raised more than $11,000 and donated it to the band's favorite charity. The album has been an extraordinary success - and was nominated for two Grammys.
L'auteur de l'article français ajoute cependant un plus en ramenant le problème de la protection des droits sur le plan de l'histoire de la littérature, faisant ainsi ressortir le fil de l'intertextualité bénéfique à ce domaine artistique dans son ensemble :
Le personnage d'Homère aurait-il traversé les époques et atteint l'immortalité (on parle toujours de lui, non?) s'il avait mis un DRM sur l'Iliade? C'est justement par ce que son oeuvre a été reprise librement, rejouée, rechantée, completée, transformée après sa mort, relayée de villages en villages etc... qu'elle nous est restée 3000 ans après sa mort. Et quel artiste aujourd'hui ne voudrait pas d'une consécration Homerique ? Le public est le meilleur allié pour y parvenir.
Pour une fois je vais donner mon point de vue, et faire part de mon expérience.
- L'approche qui consisterait à mettre de la publicité sur les réseaux P2P ne me semblent finalement pas si mal que cela si elle permet de rétribuer les ayant-droits à la hauteur de ce qu'ils peuvent attendre dans une économie dématérialisée comme celle qui se profile à l'horizon. J'y vois cependant les mêmes problèmes que mentionnent l'article Le P2P libéré grâce à la publicité ? : « Le montant serait alors réparti, non plus par la Sacem ou ses équivalents nationaux, organisations qui se veulent démocratiques au sein des auteurs, mais par AltNet, une entreprise privée sans grande légitimité. » et « On peut toutefois se demander si l'opération ne fera pas vite chou blanc auprès des utilisateurs, puisque les nouveaux logiciels à succès sont tous libres et gratuits (qu'il s'agisse d'eMule, de BitTorrent ou de Shareaza), et tous n'implanteront jamais de module publicitaire. ».
- Je crois fermement que le piratage de logiciels est pédagogiquement (voire économiquement) nécessaire dans l'état actuel du marché des licenses logiciels. Comme rappelé plus haut, combien sont les étudiants qui se sont formés sur des versions pirates d'outils d'entreprise et qui ont ensuite fait acheter ces logiciels par leur société ? Si toutes les sociétés proposaient comme Microsoft des versions éducatives à tarif intéressant, il y aurait moins de problème (mais même Microsoft a du progrès à faire dans ce domaine, notamment sur son catalogue d'offres éducatives pas encore assez complet à mon goût). Le piratage permet aussi de tester en version complète des logiciels chers, comme l'affirme insidueusement les crackers. En effet, ces versions complètes sont souvent plus proches du produit que l'on achètera que les versions de démonstration disponibles chez les éditeurs.
- Cette notion de découverte se retrouve en musique : si l'on a aimé un titre sur un réseau P2P, on aura tendance à acheter l'album complet. Mon entrée Ambient stupidity d'il y a 1 an esquissait déjà brièvement l'utilisation conjointe de filtrage collaboratif, d'analyse de réseaux sociaux et de protection des droits afin de mettre en place de tels systèmes de façon légale.
- Les réseaux P2P permettent aussi de se procurer des titres épuisés chez l'éditeur ou des bootlegs non commercialisés (des initiatives comme celle de Dream Theater avec YtseJam Records - The Official Dream Theater Bootlegs sont encore rares mais font la joie des fans comme moi). Tant que les éditeurs n'auront pas compris qu'ils peuvent faire de l'argent avec de l'ancien, on sera obligé de faire avec de l'illégal. Il faut aussi voir que les majors ont tendance à cloisonner le monde, comme en témoignent les prix prohibitifs des imports : le P2P répond à ce problème en mettant tout le monde au même niveau (je dis ça mais je commande des disques au Japon et un peu partout en Europe lol).
- Ajoutons le cas de logiciels payant dont la version pirate est plus facile à utiliser. Je possède par exemple Age of Empires Édition Collector ; et bien je ne comprends pas pourquoi je dois insérer le CD à chaque fois que je joue alors que j'ai tout installé sur le disque dur... il y a aussi le cas de logiciels comme Cordial qui nécessite une clef logicielle calculée à partir du matériel. Or si l'on change de PC, voire juste quelques composants, ou même le système d'exploitation, la clef n'est plus valide et il faut récrire à la société pour en obtenir une nouvelle. Tout cela est franchement super lourd alors que je possède à chaque fois toutes les licenses en règle.
Tout ça pour dire que je suis à 100% d'accord pour payer ce qui est à payer car les artistes ont droit à une rétribution conséquente pour les heures de bonheur qu'ils nous apportent. Ceci est aussi valable pour les auteurs de logiciels. Mais ils ne faut pas non plus nous prendre pour des pompes à fric commandées par le couperet de la justice.
Posted by Jean-Philippe on March 03, 2005 3 Comments, 367 TrackBacks