« Parution simultanée de deux ouvrages de Pierre Lévy, « penseur » du cyberespace, exilé lui aussi de France au Québec.
Voici ce que cet histrion de la world philosophy nous inflige, dans un ouvrage pondu à deux, lui et sa femme (c'est la grande époque de la littérature en couple, autant dire de son annihilation), et qui ne trouve sa vraie place qu'au rayon mysticisme new-age de la première librairie astrologique venue : « La pensée nous amène à souffrir. Elle nous entraîne dans l'avidité, l'agression, la peur, l'espoir, l'illusion. Si nous nous contentions de sentir (c'est moi qui souligne), nous éviterions tout naturellement la souffrance. »
Nous contenter de sentir. Arrêter la pensée. Supprimer la souffrance. »
Si vous possédez l'édition nrf, vous êtes en bas de la page, un filet de bave coule délicatement mais néanmoins dangereusement vers votre livre préféré (oui, je suis maniaque, d'ailleurs je ne suis pas fier de moi car j'ai bavé dans la semaine sur mon Babylon Babies, mais c'est une autre histoire)... la souffrance en bas de page, ça met en appétit. Reprenons :
« Le programme est clair, il l'a toujours été : bouffez végétarien, faites de la méditation, développez votre « potentiel personnel ». Achetez mes cassettes.
Voici donc ce que le cyber-universitaire de la première (dé)génération postsoixantuitarde fait de deux mille cinq cents ans d'esprit critique occidental, devenu depuis un certain temps déjà la cible privilégiée de tout ce que l'Occident lui-même peut produire de nihilismes (autant dire une industrie). Il n'est pas le seul de son espèce à cracher ainsi dans la main qui l'a généreusement nourri. Même les plus féconds d'entre les penseurs sont désormais tentés d'imiter cette pathétique parodie de révolte œdipienne.
La régression new-age n'a pas toujours la naïveté d'affirmer haut et clair un tel programme, l'anéantissement de la pensée est parfois habilement camouflé par quelque jargon pompeux ou posture de rébellion. Pierre Lévy a le mérite d'exposer sa non-pensée sans le moindre artifice, et avec l'aplomb qui caractérise l'idiot terminal : world philosophy (on croirait à s'y méprendre la dernière campagne de pub Benetton ou de l'Unesco, ou le dernier disque de Sting), néopaganisme solaire, astrologie du feu, humanitarisme pseudo-bouddhiste et adaptation (post)moderne du christianisme noosphérique de Teilhard de Chardin, bref un effondrement général de la pensée qui, bien sûr, vise à s'ériger comme finalité téléologique du « phénomène humain », et nous conduit automatiquement au fou rire. »
Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale – Le théâtre des opérations, Journal métaphysique et polémique, 2000-2001
[pages 107-108, Éditions Gallimard (2001)]