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« Il faut du temps pour tuer.  »

« A wind of cognitive sciences / \ Fond of coffee? »

June 01, 2003

« Il faut du temps pour tuer.  »

« Nous étions en train de discuter, Svetlana et moi, des travaux de Colin Wilson, datant du début des années soixante-dix, il avait mis dès cette époque le doigt sur un certain nombre de points essentiels, comme par exemple la nécessité de disposer de pas mal de temps libre, pour tuer de manière répétitive pendant des années. L'apparition des meurtriers en série est en effet inséparable de la naissance de la civilisation des « loisirs ».
Et ce, pour une raison bien simple : il faut du temps pour tuer. Et surtout il ne faut rien avoir de mieux à faire.
La civilisation des « loisirs » masque un sous-développement flagrant de l'esprit humain, et elle ne produit en fait qu'un mécanisme banal, parfaitement ennuyeux et dépersonnalisant, décortiqué depuis longtemps par les situationnistes, par exemple. Ces derniers ont expérimenté d'emblée la seule solution radicale, donc possible : celle de transformer l'espace urbain en terrain de jeu. En fait, les tueurs en série opèrent d'une façon similaire, quoique sous des modalités quelque peu différentes, je le reconnais.
Les situationnistes étaient des artistes et des êtres relativement épanouis, même s'ils étaient en rupture avec l'ordre du monde. Tous les artistes sont des démiurges ambivalents ; ils sont en rupture et en harmonie, de façon synchrone, c'est-à-dire « paradoxale ». C'est de la confrontation entre ces deux aspects de leur personnalité que naît leur prise de conscience. Mais pour d'autres individus, plus instables, la dépersonnalisation agit de manière différente : face à la perte de l'ego qui en résulte, la seule façon de continuer d'« exister », c'est-à-dire de « sentir » que l'on existe, ne peut résulter que d'une combinaison de violence et de rituel : la magie. Le raccourci symbolique qui redonne consistance et intensité à la vie.
La plupart des meurtriers en série ont en effet un QI se situant dans les strates supérieures du tableau. Ils font partie de ces cinq pour cent de la population considérés par les psychologues behavioristes comme « dominants », voire « sur-dominants ». Les meurtriers en série ont souvent un goût prononcé, voire des prédispositions réelles pour des activités nécessitant intelligence, créativité, et audace.
Mais lorsque la vie tout entière n'est plus qu'un vaste « espace de loisirs », sans but ni direction, neutre et sans affect, « média froid » où les séries télé s'enchaînent aux jeux stupides, au déluge publicitaire et à l'ennui, le nombre des solutions se restreint au fur et à mesure que s'empalent les frustrations.
Face à la dépersonnalisation de la civilisation des « loisirs », le tueur en série invente son propre Jeu, son territoire symbolique personnel, dont il est le maître absolu.
Le jeu est en effet une activité où l'identification est forte, c'est un « média chaud », pour reprendre la classification de Mac Luhan. La « vie » y est bien plus intense que dans la vie. Le jeu est magie pure.
Le sexe lui-même ne devient plus que le vecteur « magique » par lequel exercer la soif de domination, de créativité et de pouvoir, frustrée à tous les stades de l'évolution personnelle, stratifiée par Marslow selon sa « théorie des besoins » : nourriture/sécurité-territoire/sexe/reconnaissance en soi/activités métaphysiques ou créatrices.
Auxquels Svetlana et moi rajoutions l'affection maternelle, en seconde, voire en première position.
Si la vie bloque, pour une raison ou pour une autre, les divers stades de développements essentiels d'un individu dominant, si aucun cadre éthique ou éducatif ne vient stabiliser un tant soit peu l'édifice, et si l'ennui socialisé engendre un irrésistible phénomène de dépersonnalisation, alors la stratification des frustrations équivaut à un empilement de matières fissiles, atteignant fatalement la masse critique. L'acte meurtrier, qu'on le veuille ou non, est vécu par le tueur en série comme un acte hautement libérateur. Tout du moins au début.
Il n'est pas moins vrai qu'il en résulte l'anéantissement d'un autre être humain, but recherché par l'assassin, cela va sans dire. L'anéantissement se doit d'être total. Psychique et physique. Le viol (biologique ou non) est un facteur fréquemment rencontré. » 

Les racines du mal, Maurice G. Dantec, Éditions Gallimard (1995)
[pages 433-435, collection folio policier]


Posted by Jean-Philippe on June 01, 2003 at 04:09 AM 21 Comments, 0 TrackBacks

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