La menace venue des bois
« (...)
Il y avait malgré tout quelque chose d'anormal dans ces bois.
Elle n'aurait pas su dire immédiatement quoi, mais ils ne lui faisaient pas l'effet de bois vigoureux et sains guettant l'arrivée d'un bon printemps. Les arbres penchaient de guinguois, maladifs, avec une espèce d'air blafard et rouillé. Plus d'une fois, Aléa eut la désagréable impression qu'ils cherchaient à la saisir au passage, mais ce n'était qu'un effet des jeux de lumière de sa torche qui faisait tressauter leurs ombres.
Soudain, quelque chose tomba d'une branche devant elle. Elle fit un saut en arrière, affolée, laissant échapper la torche et la boîte. Elle s'accroupit et sortit de sa poche son caillou spécialement aiguisé.
La chose qui venait de choir de l'arbre bougeait. La torche qui gisait au sol pointait dans sa direction et Aléa vit une vaste ombre grotesque progresser avec lenteur dans le faisceau de lumière, droit vers elle. Elle décelait à présent de faibles couinements et bruissements au milieu du sifflement régulier de la pluie. Elle chercha sa torche à tâtons, la récupéra, la braqua droit sur la créature.
Au même instant, une autre se laissa également tomber d'un arbre, à quelques mètres à peine. Affolée, Aléa faisait courir frénétiquement sa torche de l'une à l'autre. Elle tenait son caillou brandi, prête à frapper.
Les créatures étaient toutes petites, en fait. C'était l'angle de l'éclairage qui leur avait donné cette taille inquiétante. Non seulement elles étaient toutes petites mais petites, douces et fourrées. Et voilà qu'une troisième dégringolait des arbres. Elle tomba dans le faisceau de lumière, de sorte qu'Aléa la vit parfaitement.
Elle atterit avec précision, pivota puis, comme les deux autres, se mit à avancer d'une démarche lente et décidée vers Aléa.
Celle-ci resta figée. Elle tenait toujours son caillou levé mais prit progressivement conscience que les créatures sur lesquelles elle s'apprêtait à le lancer étaient en fait des écureuils. Ou du moins, des créatures analogues à des écureuils. Des créatures douces, tièdes et fourrées analogues à des écureuils, qui avançaient vers elle d'une façon qu'elle n'était pas certaine d'apprécier.
Elle braqua sa torche droit sur la première qui poussait des couinements saccadés, agressifs et tenait dans un de ses petits poings une espèce de bout de chiffon humide et rose. Aléa soupesa la pierre dans sa main, l'air menaçant, mais cela ne parut guère impressionner l'écureuil qui avançait toujours, son bout de chiffon humide à la main.
Elle recula encore d'un pas, se prit la cheville dans une racine et tomba à la renverse.
Aussitôt, le premier écureuil plongea sur elle comme une flèche ; il atterrit sur son estomac et continua d'avancer, une lueur glaciale et décidée au fond des yeux et un bout de chiffon humide dans le poing.
Aléa essaya de se redresser mais ne réussit à se soulever que de quelques centimètres. Le mouvement de surprise de l'écureuil juché sur son estomac la surprit en retour. L'écureuil s'immobilisa, lui agrippant la peau entre ses petites griffes à travers son corsage trempée. Puis lentement, centimètre par centimètre, il continua de grimper vers elle, s'arrêta et brandit sous son nez le bout de tissu.
Aléa était presque hypnotisée par l'étrange conduite de l'animal, par ses petits yeux brillants. Il brandit de nouveau son chiffon. Il le poussait vers elle avec insistance, en couinant de plus belle, jusqu'à ce qu'enfin, nerveuse, hésitante, elle le lui prenne. L'animal continuait de l'éplucher du regard. Aléa ne savait trop que faire. La pluie et la boue dégoulinaient sur son visage et un écureuil était assis sur elle. Elle prit le chiffon pour s'essuyer les yeux.
L'écureuil poussa un couinement de triomphe, récupéra son chiffon, sauta par terre, détala dans les profondeurs de la nuit, grimpa à toute allure le long d'un arbre, plongea dans un trou du tronc, s'y installa confortablement et alluma une cigarette.
Pendant ce temps-là, Aléa essayaitde chasser l'écureuil muni du gland rempli d'eau et celui qui tenait le papier. Elle recula en se tortillant sur les fesses.
« Non, cria-t-elle, allez-vous-en ! »
Ils décampèrent, affolés puis repartirent à l'attaque, agitant leurs présents dans sa direction. Elle brandit son caillou. « Allez-vous-en ! » glapit-elle.
Les écureuils trotinnaient en cercle, consternés. Puis l'un des deux fonça vers elle à toute vitesse, lâcha le gland sur ses genoux, fit demi-tour et déguerpit dans la nuit. L'autre hésita, tout tremblant, puis il vint poser son bout de papier juste devant elle avant de disparaître à son tour.
Elle se retrouva seule, mais elle tremblait de confusion. Elle se releva tant bien que mal, récupéra son caillou et son paquet puis, après une hésitation, ramassa également le morceau de papier. Il était si détrempé et déchiré qu'il n'était pas évident de deviner ce que c'était. Apparemment, un fragment de magazine promotionnel de compagnie aérienne.
(...) »
Douglas Adams, Le Guide Galactique, V - Globalement inoffensive
[page 226-230, Éditions Denoël (1994), collection Folio SF (2001)]
Posted by Jean-Philippe on July 01, 2004 at 09:52 PM 89 Comments, 4261 TrackBacks
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Post your own.Hallucinant la vie des ragouëts!!!
:)
Posted by yaya on July 02, 2004 at 09:16 AM (Spam: 0%)
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